La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) travaille actuellement à édicter des recommandations pour encadrer l’usage des « dashcams », ces caméras installées par les automobilistes dans leur véhicule et qui filment la circulation. Ça commence à urger, car de l’autre côté de la Manche, ces outils sont déjà devenus d’authentiques objets de délation dont les forces de l’ordre se délectent. Sous couvert de protéger les usagers les uns des autres, il ne faudrait pas que cette vilaine manie débarque en France.
Espionner le comportement de ses concitoyens sur la route, images à l’appui, c’est déjà la réalité. Plusieurs marques automobiles et modèles de voitures disposent en série de caméras filmant l’extérieur : Tesla bien sûr, mais aussi Citroën, qui propose une dashcam (ou caméra de bord) intégrée sur ses C3 et C5 Aircross. Un sacré bienfait selon Citroën : « La Connected CAMCitroën™ enregistre les meilleurs moments de vos voyages en grand angle 120° et full HD de 2 millions de pixels. Une scène insolite dans les embouteillages, un panorama sur une route de montagne ou un village pittoresque à traverser ? À vous de jouer ! », indique la publicité*. La nettement plus prosaïque réalité des dashcams est en effet difficile à vendre dans le cadre d’une réclame : il s’agit d’abord et avant tout d’un mouchard vidéo permettant – éventuellement – de prouver la responsabilité des uns et des autres lorsqu’un accident survient. Au-delà des véhicules proposant d’office ce service, des dizaines de milliers d’automobilistes (mais aussi de motards, de cyclistes…) se sont offert cette petite caméra en France, pour quelques dizaines ou centaines d’euros, selon les modèles.
Vide juridique
Il faut savoir qu’en France, la dashcam bénéficie aujourd’hui d’un relatif vide juridique, contrairement à la stricte position affichée en Autriche ou au Portugal, où elle est interdite : « Comme tout dispositif de captation des images, les caméras embarquées sont susceptibles de porter atteinte au droit au respect de la vie privée des personnes filmées », indique la CNIL, qui ajoute que « leur usage pose des questions structurantes en matière de protection des données personnelles et de respect des droits et libertés fondamentaux ». La CNIL organise donc actuellement des ateliers de travail jusqu’en juin de cette année, ce qui signifie que des recommandations sur l’usage des caméras embarquées à bord des véhicules pourraient émerger avant l’été 2025.
Il y a urgence en effet. Dans notre étude « Tous fliqués », publiée fin 2024, nous expliquions que les assureurs « indépendants » frémissaient d’impatience à l’idée de récupérer les données des caméras installées par les constructeurs, que ceux-ci gardent pour le moment jalousement pour leurs propres assureurs maison. Pour les « dashcams » installées par les automobilistes eux-mêmes, en revanche, pas d’obstacle. L’assureur Gan encourage par exemple ses sociétaires à équiper leur voiture d’une caméra sur le tableau de bord car celle-ci « peut permettre à votre assurance de mieux comprendre les circonstances du sinistre ». En juin 2023, la société Uber France a annoncé avoir investi 500 000 euros « pour faire bénéficier les chauffeurs de 50 % de réduction sur les caméras embarquées », car d’après une consultation menée auprès de 2 500 d’entre eux, « près de 80 % souhaitent être équipés d’une dashcam ». Enfin, de plus en plus de cyclistes, notamment dans la capitale, revendiquent le fait d’avoir équipé leur vélo d’une caméra : pratique pour retrouver et dénoncer l’auteur d’un incident ou d’une simple incivilité !
L’utilisation des images captées par une caméra de tableau de bord est pourtant loin d’être légale en France, selon Maître Charlotte Galichet, avocate notamment spécialisée en droit des données personnelles, qui explique sur le site www.village-justice.com : « Rappelons qu’en l’état, l’usage de la daschcam est illicite du point de vue du RGPD. Ainsi, en proposant à ses assurés d’user de la caméra pour pouvoir bénéficier de tarifs plus attractifs, l’assureur, en recevant les données des personnes concernées, procèdera lui aussi à des traitements de données que nous considérons illicites », indique-t-elle. Ce qui n’empêche visiblement pas les tribunaux de s’en servir quand bon leur semble, selon Maître Sébastien Dufour, spécialiste en droit routier, qui décrit sur son propre site : « Comme dans certains pays asiatiques, il est tout à fait possible en France de filmer un véhicule qui commet une infraction et de dénoncer le conducteur auprès des services du procureur en y attestant sur papier libre des faits constatés. Une association du centre de la France, dont le président avait apparemment du temps à perdre, était coutumier de ce genre de pratique », souligne-t-il.
Perfide Albion
La pratique de la délation à partir d’images filmées par une dascham a toutefois été élevée au rang d’art par les citoyens et forces de l’ordre britanniques. Comme dans d’autres comtés, les West Midlands, au cœur de l’Angleterre, ont ainsi mis en place l’opération « Snap » : « Si vous êtes témoin de quelqu’un qui commet des infractions routières et que les images sont capturées par votre dascham ou par votre téléphone mobile, nous voulons que vous nous les envoyiez », indique la police, qui se targue de lutter contre l’insécurité routière. Ainsi, l’absence de ceinture de sécurité, la conduite dangereuse, le fait de tracter une remorque sur la voie la plus rapide de l’autoroute et autres infractions sont autant de faits que la police entend sanctionner avec célérité : « Si l’infraction est bel et bien caractérisée, le conducteur peut être poursuivi », précise encore la police des West Midlands. Et contre toute attente, les conducteurs délateurs ont répondu présent, selon un article de la BBC. Ce sont 208 vidéos qui auraient été transmises aux forces de l’ordre en 2017, et 16 200 en 2024 ! La police locale des West Midlands condamnerait 39 personnes par jour sur la foi de ces vidéos enregistrées. Les Britanniques ne sont toutefois pas les seuls à aimer la délation images à l’appui. Dans l’État de New-York, aux États-Unis, les forces de l’ordre sont elles aussi tout à fait réceptives aux images de même nature.
À la Ligue de Défense des Conducteurs, nous avons donc déjà alerté nos sympathisants sur les risques de dérives de l’exploitation de données personnelles, notamment dans le cadre de leur utilisation par les forces de l’ordre, dans notre étude « Tous fliqués » de 2024. Inutile de vous dire qu’on suit de très près les travaux actuels de la CNIL : car nous ne permettrons jamais de voir la délation des usagers encouragée par qui que ce soit en France !
*Selon Auto Plus, l’application qui permet d’utiliser la dashcam Citroën n’est plus disponible depuis avril 2025.