Claude Riboulet, Président de l'Allier, repasse son réseau routier à 90 km/h : "Quelle que soit la vitesse à laquelle les accidents arrivent, tous restent mon problème"

Après le Cantal et la Corrèze, l'Allier abandonne le 80 km/h imposé par le gouvernement d'Edouard Philippe en juillet 2018. Ce retour de tout son réseau routier à 90 km/h, Claude Riboulet, président du département, l'assume totalement et le commente dans un long entretien accordé en exclusivité à la Ligue de Défense des Conducteurs. Notre "héros du 90" nous livre des arguments particulièrement forts.

 

Comment aviez-vous vécu l'arrivée imposée du 80 km/h dans l'Allier, en 2018 ?

Beaucoup d'élus provinciaux ont déploré cette décision émanant de Paris, qui ne tenait pas compte de leur quotidien. Pourtant, cela faisait des années que nous alertions, toutes tendances confondues : "Attention, la France ce n'est pas que Paris et les grandes métropoles. C'est la France "interstitielle", les zones périphériques, la ruralité…" D'un côté, vous avez les grandes métropoles, la "start-up nation", c'est-à-dire la vitesse de la croissance économique, du TGV, de l'aéroport, de l'internet très haut débit… De l'autre côté, vous avez la ruralité, autrement dit pas de TGV, pas d'aéroport, peu de vitesse de croissance et pas de très haut débit. Et voilà qu'on nous impose le 80 km/h. Comme si nous étions assignés à résidence. A mon sens, il y a la France de la croissance et de la vitesse, et celle de la lenteur et de l'assignation à résidence. C'est à cela que la première vague des Gilets jaunes a répondu "stop", à l'automne 2018.

Au terme de quel cheminement de réflexion avez-vous décidé de revenir complètement à 90 km/h sur les routes du département ?

Même si j'étais contre la mesure du 80 km/h depuis le tout début, j'ai d'abord songé à repasser quelques sections à 90 km/h seulement, lorsque la loi nous l'a permis. Ce qui impliquait d'ajouter partout des panneaux "fin de 90", "retour à 80"… Une complexité qui laissait mon administration départementale perplexe. Alors, tout début 2020, quand j'ai vu que le Cantal et la Corrèze y étaient allés à marche forcée, je me suis dit que j'allais moi aussi repasser 100 % du réseau de l'Allier à 90 km/h, à savoir 5 200 kilomètres environ. Il a alors fallu procéder à la modification du dossier envoyé à la Commission départementale de la sécurité routière (CDSR).

 

"Quand j'ai vu que le Cantal

et la Corrèze y étaient allés à marche forcée,

je me suis dit que j'allais moi aussi repasser

100 % du réseau de l'Allier à 90 km/h"

 

L'application de cette décision a ensuite été retardée par la crise sanitaire. Pour cause de report du deuxième tour des élections municipales, l'association des maires n'a pu être renouvelée, donc elle n'a pu désigner ses représentants au sein de la CDSR. Dans le meilleur des cas, la mise à jour de la commission sera effectuée fin octobre-début novembre et la convocation de ses membres se fera dans la foulée. Très vite, elle prendra sa décision -en l'occurrence, un simple avis – et nous pourrons procéder au retour à 90 km/h sur nos routes.

Avez-vous consulté la population directement de l'Allier ? Connaissez-vous son avis sur la question ?

Je ne dis pas que la population est à 100 % derrière le retour au 90, mais je ne prends aucun risque, comme la plupart des départements ruraux, sur le fait que c'est une attente. Lorsque les habitants de l'Allier ont pris connaissance de cette décision, les réactions sur les réseaux sociaux ont été quasiment unanimes. C''était "Vraiment ? enfin !", "Depuis le temps qu'on nous le dit, c'est pour de vrai ?"... Les commentaires les moins délicats à mon égard, c'était "Comment se fait-il que ce ne soit pas encore fait ?"

Quels arguments forts pouvez-vous avancer pour appuyer cette décision ?

Premièrement, une erreur majeure du 80, c'est d'avoir contraint les voitures à rouler à la même vitesse que les camions. Avant on avait 10 km/h de différence. Aujourd'hui, vous vous retrouvez dans des situations où vous vous agacez parce que devant vous, un poids lourd circule à moins de 80. A un moment, vous doublez et vous prenez des risques. Ou alors, vous pensez vous-même rouler à 80, alors que vous êtes plutôt à 76 ou 77 km/h, car la vitesse compteur de votre voiture est sous-estimée. C'est au tour du camion qui, lui, est équipé d'un chronotachygraphe étalonné extrêmement précis, de rouler "vraiment" à 80 mais derrière vous cette fois. Alors, il s'impatiente et de vous colle de trop près… C'était donc la première fausse bonne idée : on ne met pas les voitures à la vitesse des poids lourds. Mais évidemment, l'Etat ne pouvait pas prendre le risque de mettre les poids lourds à 70 km/h, car là tout le pays aurait été bloqué !

Deuxième argument, depuis plusieurs décennies, nous nous sommes habitués au "pas de 20 km/h". Tous les kilométrages sont crantés par tranches de 20 km/h : 30, 50, 70, 90, 110, 130. L'objectif, à l'origine, était de ramener petit à petit de la simplicité pour le conducteur et sortir de la confusion des 40, des 60 et 80 qui commençaient alors aussi à fleurir sur les routes. La nécessité était d'établir des vitesses simples et lisibles. D'ailleurs nos compteurs à aiguille – avec les compteurs numériques des voitures les plus récentes c'est moins vrai – sont segmentés en "pas de 20". D'un simple coup d'œil, on voit le 50 ou le 90 ou le 130. Le 80 ramène de la confusion et casse cette logique de simplification et de bon sens. D'ailleurs, si je faisais un procès d'intention, je dirais qu'il y a une volonté de rétablir le "pas de 20", mais à 20, 40, 60, 80, 100 et 120. Je pense que je ne suis pas complètement dans le faux… 

Troisièmement, je souligne que nous n'avons pas attendu pour ramener des sections plus dangereuses, des habitants, des sorties de garage ou encore des arrêts de bus à 70 km/h. Je ne dis pas que tout le monde passe à 70, mais on constate un effet de "lever de pied" significatif. Entre 80 et 70, il n'y a plus de "lever de pied".

Ajoutons enfin que l'accidentologie à la hausse ou à la baisse après la mise en place du 80 km/h, y compris durant les phases de tests qui ont précédé la généralisation, n'a pas été étudiée sur une période suffisamment longue. Les probabilités et les statistiques ne se calculent pas sur un an ou deux. Par ailleurs, il apparaît toujours très difficile d'affirmer que la vitesse est la cause première d'un accident. Chaque jour en revanche, je constate les effets ravageurs de l'endormissement, de la distraction, du smartphone… qui sont des causes récurrentes de l'accidentologie et pour lesquelles la prévention reste insuffisante.

La circulaire de janvier 2020 envoyée aux préfets pour retoquer toute demande "pro-90" des départements a renforcé l'idée répandue de la "responsabilité en cas d'accident*". Comment de votre côté abordez-vous cette possibilité ?

Bien évidemment, éviter des morts et des blessés sur la route, c'est une préoccupation de tous les instants. Je le dis clairement : psychologiquement et moralement, j'anticipe, même si je ne le souhaite pas, que dans les semaines qui suivront le retour au 90 km/h, se produira probablement un dramatique accident, avec des décès. Mais cela a malheureusement déjà été le cas cet été : des gens se sont tués sur les routes de notre département, limitées à 80. Que dois-je en conclure : qu'à 80, ce ne serait pas mon problème, alors qu'à 90, cela le devient ? Quelle que soit la vitesse à laquelle ces drames arrivent, tous restent mon problème. Et je n'y suis pas insensible.

 

"Quelle que soit la vitesse à laquelle ces drames arrivent,

tous restent mon problème.

Et je n'y suis pas insensible"

 

Vous savez, on peut toujours se préparer à ces éventualités mais dans la réalité, rien ne se passe jamais comme on le pense. Quand je dis que je m'y prépare, c'est que je sais parfaitement que si un accident mortel se produit dans les jours qui suivront le 90, je serai tout seul. J'en ai pleinement conscience. C'est aussi la règle quand on exerce une responsabilité politique et qu'on est chef d'un exécutif. Je serai seul à assumer non pas la responsabilité, mais la réalité des choses. Ensuite, dans ces situations où l'affectif est si fort, on sait très bien qu'il sera inutile de dire "ce n'est pas la vitesse qui est la cause première de l'accident". Ce ne sera pas le sujet. Mon propos consistera sans doute plutôt à dire "Oui, malheureusement c'est arrivé. Comme c'est arrivé quand on était encore à 80". Bien sûr que la question me touche, mais elle me touche de la même manière que l'accident ait lieu sur une portion à 80 km/h ou une portion à 90 km/h… Quand j'ai pris mes fonctions, il y a peut-être un sujet qui aurait pu m'y faire renoncer : celui des transports scolaires. Je me disais, "qu'est-ce que tu fais, le jour où on t'appelle à 6 h 30 du matin pour te dire qu'il y a un bus de gamins qui vient d'avoir un grave accident ?" Je ne suis pourtant pas le chauffeur de bus, je ne suis pas la société de transport, je ne suis pas l'administration départementale qui organise des choses. Mais je suis le Président du conseil départemental. C'est pour cela que lorsqu'on a eu une espèce de procès en irresponsabilité de la part du gouvernement, je réponds : "Pas à nous" ! On nous confie tous les enfants sur décision de justice et de l'aide sociale à l'enfance. On assume la responsabilité des transports scolaires. Et on viendrait nous faire un procès en irresponsabilité parce qu'on repasse à 90 ?

 

Quelles actions mettrez-vous en place pour renforcer la sécurité routière dans l'Allier ?

J'ai travaillé avec le délégué départemental de la Prévention routière pour construire avec lui un contrat pluriannuel et mener des actions de prévention. Il s'agira d'une action qui se déroulera au moins sur trois ans. Mon objectif c'est de dire "oui nous remettons les routes à 90, mais nous allons quand même éviter des blessés et des tués". Par exemple, dans le cadre des rendez-vous avec la Protection maternelle et infantile (PMI) qui suivent la naissance d'un enfant, je veux proposer, en collaboration avec la Prévention routière, la création d'ateliers pour les parents volontaires, qui bénéficieront de démonstrations et de conseils pour installer correctement un couffin ou un siège bébé dans une voiture. Parallèlement, je veux aussi cibler les collégiens, car le taux d'accidents de cette jeune population, en deux-roues, est significatif. Pour les seniors, j'imagine des petites "piqûres de rappel" du Code de la route. Ce n'est pas pour m'acheter une bonne conduite, ou une bonne conscience. J'ai vraiment la volonté de faire évoluer les choses. De même que l'on va retravailler pour dire : "Oui, nous avons relevé la vitesse à 90. Mais nous vous rappelons aussi que le Code de la route stipule d'adapter sa vitesse aux conditions de circulation. Que 90 n'est pas la vitesse obligatoire, mais la vitesse plafond".

 

"Mon objectif c'est de dire,

oui nous remettons les routes à 90,

mais nous allons quand même éviter des blessés et des tués"

 

Je pense à d'autres mesures qui, elles, mériteraient d'être appliquées à échelle nationale, dans le cadre du permis de conduire. En dehors des motards, qui ont droit à cette formation, ni les manœuvres d'évitement, ni le freinage d'urgence ne sont enseignés aux apprentis conducteurs. Jamais. Comme le disent souvent les moniteurs d'auto-écoles, les candidats sont formés à passer le permis, plus qu'à conduire. Si on n'a pas un peu pratiqué, ou une connaissance ne fut-ce que théorique, du dosage du freinage d'urgence et des évitements d'obstacles, lorsqu'on se retrouve confronté à une situation où il faudrait savoir réagir, on ne sait pas faire. Ça aussi ce serait de la prévention. Repenser les bonnes pratiques face aux situations d'urgence, mieux maîtriser la technologie des véhicules.  

Autour de l'Allier, les départements ont tantôt choisi de rester à 80 km/h, tantôt de repasser tout ou partie de leur réseau à 90 km/h… Avez-vous eu des échanges sur le sujet avec vos voisins ?

En effet, le Puy-de-Dôme ou la Nièvre restent à 80 km/h, tandis que la Creuse, à peu près en même temps que nous, va repasser tout son réseau à 90. On n'a pas véritablement essayé de nous concerter. A la sortie de notre département, on mettra juste un panneau "fin de 90". On ne va pas se fâcher !

Quel sera le coût de ce retour à 90 km/h ?

Je n'ai pas le chiffrage précis, mais ce sera de l'ordre de quelques centaines de milliers d'euros. Si je m'étais concentré sur quelques tronçons seulement, cela m'aurait coûté un peu cher, parce qu'il aurait fallu mettre des panneaux à toutes les sections. Là on va remettre des panneaux aux entrées du département, plus quelques rappels évidemment, sans oublier les sorties de routes nationales (où la limitation reste à 80, NDLR). De toute façon, les panneaux doivent être changés régulièrement, pour des questions de normes techniques de réflexion de la lumière. Chaque année, quoi qu'il arrive, nous disposons d'un budget pour remplacer les plus anciens…. A vrai dire, ce qui coûte cher, ce n'est pas le panneau (pour ça il faut compter une trentaine d'euros l'unité), c'est le massif bétonné, le poteau et la pose par nos agents. Et puis à un moment donné, c'est une décision politique qu'on assume ! Ce n'est pas non plus une décision qui a coûté des dizaines de millions d'euros.

  

*La Ligue de Défense des Conducteurs a d'ailleurs produit un dossier juridique sur le thème de la responsabilité pénale ou administrative des présidents de département repassant leur réseau à 90 km/h, à consulter ici.